Que demande le peuple ?

Rue des boutiques abandonnées, pas l’ombre d’un client. Qu’un silence obstiné feutrant la rue désertée. Mais, voilà qu’un tumulte de joie éclate : toutes les portes se sont ouvertes avec grand éclat, les balcons d’appartements se sont remplis d’une foule qui était encore endormie quelques secondes plus tôt. Les gens se saluent, ce cri d’un étage à l’autre, reprennent des nouvelles de la famille, des petits-enfants…
Les enfants justement, enfin libérés, sont les premiers à investir la rue. Ça court dans tous les sens, c’est un vrai ballet multicolore, l’un d’eux ramène un ballon et une partie de foot s’organise. Les premiers coups de sonnette de bicyclettes se font entendre. Une dame à son balcon se met à chanter l’hymne national, repris en chœur par les anciens du quartier.
On sort les plantes, on sort les chiens, on ramasse les crottes.
Les balançoires du parc sont prises d’assaut, il y a la queue au toboggan.
Les terrasses des cafés sont encore fermées, mais ce n’est pas grave, chacun ramène verres et bouteilles, pendant que d’autres viennent avec des paquets de biscuits et un apéritif se met en place.
Les restaurateurs ouvrent leur cuisine et font chauffer les fours : ce midi, c’est paella géante pour toute la rue.
C’est alors qu’une Mercedes noire se gare en bas de la rue : une dizaine de scientifiques en blouse blanche, lunettes de soleil et petit calepin à la main se dispersent dans la rue. Ils prennent des notes, se parlent dans leurs oreillettes. Ils ont une mine neutre et fermée. Leur visage est tout blanc, sans pigmentation, un peu comme ces habitants de cette rue qui ont choisi de rester enfermée chez eux pendant un mois, dans le noir à boire du coca tous les jours et à regarder la télévision. Tout ceci dans le but de réaliser une expérimentation pilotée par les grandes multinationales en partenariat avec l’État pour tester les bienfaits de leurs produits et la non dangerosité de la télévision.
Les scientifiques sont plutôt confiants en voyant les premiers résultats de leurs analyses.
Quand soudain se passa quelque chose d’inattendu. Comment tout cela a commencé ? On ne sait pas vraiment, un enfant se mit à pleurer, un chien à aboyer, la tension était palpable.
Les habitants de la rue ont commencé à exprimer leur ras-le-bol de leur vie : certains se sont mis à clamer que leur boulot ne les épanouissait pas, d’autres ont exprimé à leur femme leur souhait de divorcer, de changer de ville, de famille, d’amis, de loisirs, de chien…
Les habitants se sont regroupés en fonction de leurs centres d’intérêt : chez Madame Michèle, on écrivait ses lettres de démission. Chez Monsieur Vincent : on avait un cours abrégé de droit pénal concernant les divorces.
Puis d’autres groupes ont germé, comme un printemps qui éclot en une journée : il y a eu dans l’appartement de la famille Rolland, une réunion concernant l’instruction en famille, initiée par les enfants Rolland qui ne souhaitaient pas retourner à l’école.
Au bout de la rue, chez Madame Andrée, la discussion a été initiée autour des habitats partagés, cela a duré toute la nuit, tous les habitants s’y sont joints.
Il a été décidé à l’unanimité que dès le lendemain matin tous les habitants de la rue partiraient vivre en Bretagne sur le terrain hérité par Madame Michèle.
Et ce fut l’exode.
Tout ceci sous l’œil atterré des scientifiques.
Les conclusions de cette étude n’ont jamais été révélées au grand public. Et ce type d’expérience n’a jamais été reproduite à ma connaissance.
Encore aujourd’hui, un grand calme s’empare des passants quand ils traversent cette rue devenue définitivement déserte.

Lu;)